Yamna la Rebelle
Jamil ne lisait pas de livres. La vue seule des livres le propulsait dans un élan de rancune rouge, comme au début d'une transe bouchichi. Il lui semblait que lire rendait imbécile, alors il préférait lire les cartes du tarot de Karima, et les contre-indications de ses médicaments relaxants. C'était bon, les méthamphétamines, n'est-ce pas Jamil ? Tout de même, il lui arrivait d'emprunter des romans alambiqués, veillant à débattre de théories philosophiques, dont il ne saisissait pas le sens, ni les propos, tout en vouvoyant ses amis, afin de servir ses ambitions d'avocat raté. " Vous êtes, donc ils sont" répétait-il sans cesse, à ses pauvres clients, qui ignoraient tout de ses agissements. Quel jour glorieux ! N'était-ce pas le fond de votre pensée marxiste? Oui, il n y a vraiment aucun rapport entre le marxisme et ce texte. Ce matin-là, dès sept heures, Jamil, troublé, scrutait minutieusement le journal. Il s'attendait à y trouver un article qui le citerait, lui, qui venait de détourner une grande somme d'argent à une association caritative pour l'insertion sociale des handicapés, lorsqu'une phrase l'arrêta " Société DanaDana, leader dans le secteur de l'immobilier, recherche directeur financier, expérimenté en comptabilité et contrôle de gestion. Salaire : plus de 20 000 DH nets mensuel. " Quoi ? 240 000 DH / an Quelques minutes encore, il restait choqué, comme accusé d'abus de faiblesse sur personnes âgées.

Il lui semblait avoir l'intelligence nécessaire pour le faire. Même dans les domaines où il lui était difficile de tout comprendre, comme pour la médecine, il s'en sortait grâce à la série " Le caméléon". L'idée était d'apprendre en peu de temps n'importe quel métier. Il s'était donc crée de toute pièce une nouvelle identité, constatant alors qu'il lui était si facile de se faire passer pour un directeur financier. Bin quoi ! Ancien joueur de poker, il avait débuté par des combats de coqs beldi, puis, peu à peu, son réseau s'était élargi, jusqu'à tenir la comptabilité de toutes les bandes organisées du coin. Hallelujah mes frères ! Cependant, par prudence, il s'en alla faire des recherches sur le comité de direction, dont il ignorait tout, veillant même à fureter des supposées affaires dans lesquelles seraient impliquées les administrateurs. Et ce fut ainsi qu'il constata que la majorité des membres du conseil, faisaient parti d'une bourgeoisie méprisée, à qui on reprochait de ne pas savoir d'où, ni comment, elle tractait ses dirhams. Dès le lendemain, Jamil, oups, Sidi Jamil, se rendit à l'adresse indiquée dans le journal, dans l'idée de décrocher ce travail. Et son rêve le berçait de nouveau, d'une appétence qu'il n'avait jamais ressenti si virulente.

" L'économie va mal. La trajectoire de la mondialisation ne peut être analysée sans prendre en compte le rôle des classes sociales. Il faut se référer à la philosophie du droit de Hegel. Selon Hegel, le droit ne contraint pas la liberté des individus mais bien au contraire l’objective c’est-à-dire lui donne une sphère abstraite. Dans la pratique, c'est intéressant d'adopter cette stratégie pour votre société respectable DanaDana. Et, maintenant, je vais vous expliquer le capitalisme selon Max Weber ... Mais, permettez-moi d'aborder la théorie de la relativité restreinte, pour mieux saisir le phénomène. Oui, être ou ne pas être, telle est la question !" s'adressait-il jovialement à l'assemblée, qui ne semblait guère saisir ses propos. Les trois hommes, ricanant sournoisement, semblaient gagnés par " l' intelligence " de Jamil. Son teint pâle, dont les yeux malicieux s'illuminaient parfois d'une lumière ardente, les séduisaient, exerçant sur leurs esprits une action particulière. " Puisque nous ne comprenons rien à ses théories, nous devons l'embaucher " balbutia le président. Tous s'étaient mis d'accord pour le recruter ! De ce point de vue, nous sommes tous d'accord ! Jamil ? Honnête ? Hmm S'il est un domaine où il serait honnête, n'est ce-pas la malhonnêteté, avec tout ce qu'elle offre comme débouchés !

Jamil, désormais, connaissait les comptes de la société mieux que personne, savait qu'il ne fallait détourner que de petites sommes, et éviter de se faire prendre. Au bout de quelques mois, on le citait parmi les meilleurs salariés de l'entreprise. Il semblait certain que le comité avait pris la bonne décision. Il arrivait de bon matin, avec de la soupe à la semoule, qu'il offrait aux secrétaires célibataires, racontait ses aventures obscènes aux stagiaires, faisait la prière avec Lhaj Driss, et picolait avec Said, pour lequel il s'était pris d'une grande compassion, depuis le jour où il avait su pour ses dépendances à la drogue , et pour ses 11 enfants. " Ah ! Pauvre Said. Je comprenais mieux cet ami qui s'était mis en tête de se soûler pour oublier sa tribu de dana. Célibataire, l3azz...la belle vie, ach dana l chi kbila " s'écria-il d'un ton ardent. Au demeurant, il était accepté, considéré comme honnête, jusqu'au jour où la répulsion lui en était venue, devant tant de gentillesse, et il en arrivait même à ne plus vouloir détourner des fonds. Ce matin là, les policiers étaient arrivés, intimidant les camarades, les menaçant qu'il fallait mieux avouer leurs torts, pour ne leur laisser aucun choix. En trois mots, on le mit au courant." les patrons hrebo b serf" ! Jamil, dont la pâleur du visage se brouillait de faiblesse, tremblait désespérément. Malgré ses efforts, Jamil n'avait pu marauder que dix mille dirhams, qu'il voulait offrir à Said.

"A peine venaient-ils d'empocher le capital de la société, que mes patrons s'en allèrent à l'étranger sans risquer d'être arrêtés. Tandis que nous, fauchés, on en payait le prix. J'étais le dernier des petits voleurs, mais avec du cœur. Je me pris d'une grande amitié pour mes amis. Oui, mes amis. Il fallait donc élargir les inculpations à tous, sans distinctions. Que justice soit faite et appliquée sur tous...." répétait-il d'une voix tonnante. Jamil comprit qu'il était question de hiérarchie. Enfin, parce que, de cette manière, les requins blancs mangeaient les crevettes grises, en toute impunité. N'était-ce pas la loi de la nature ?

Jamil, révolté, s'était juré d'avoir sa revanche....D'ici là....




« La justice est une illusion. » Bernard Werber